Le livre que voici est l'heureux fruit d'une
double sagesse : celle des chefs d'État et de
gouvernements italiens qui se sont succédé
depuis 1969, et qui firent continûment appelà Monsieur Pedini en qualité de sous-secrétaire
d'État aux Affaires étrangères, pour participer
aux délibérations du Conseil de
Ministres des Communautés européennes ; ils
choisissaient un spécialiste des problèmes économiques
et sociaux, qui contribue, depuis ses
débuts, aux travaux de l'Europe en formation
: il fut, dès 1959, jusqu'à son entrée dans les
gouvernements d'Italie, membre de l'Assemblée
de Strasbourg. Heureuse continuité au
moment où le choix des titulaires des responsabilités
européennes revêt une importance qui peut être décisive!
L'autre sagesse est celle de l'auteur du présent livre. Quelle que soit la surcharge
des travaux auxquels sont astreints les membres des gouvernements, quelle que
puisse être l'intensité des bombardements d'événements auxquels les ministères
des Affaires étrangères sont quotidiennement soumis, Monsieur Pedini est un des
rares hommes d'État qui prennent le temps du recul par rapport à l'incessante actualité,
et médite, la plume à la main, sur les politiques qu'il contribue à édifier.
Ce livre d'un acteur et d'un témoin est donc particulièrement précieux en tant
que contribution à l'histoire de l'Europe ; il couvre plus particulièrement les années
1965 à 1972 jusqu'à la veille du Sommet de Paris ; il explique les événements
antérieurs et offre une synthèse des problèmes principaux ; il plonge son interrogation
vers l'avenir, en engageant la jeunesse à s'engager.
Un autre artisan de l'Europe, Louis Armand, avait, en 1968, presque au soir
de sa vie, écrit ce qui suit : « Il reste un petit nombre d'années aux générations
qui ont connu la guerre, à celles qui ont pris conscience de l'ampleur du défi de
l'ère technique, pour bâtir une Europe différente de celle qu'on prévoyait il y a
vingt ans, et qui, en dépit des progrès qu'on lui doit, ne correspond pas aux exigences
de l'ère planétaire. »
Ce propos visait à la fois les structures de la nouvelle communauté, et la société
européenne dans son ensemble. En écrivant en 1968, Louis Armand ne pouvait
pas garantir que quatre ans plus tard, la Communauté comprendrait neuf pays,
et que ceux-ci se fixeraient, en un sommet réuni à Paris, des objectifs et un programme
d'action décisifs : qu'on les accomplisse, et les Etats auront mis en commun
un contenu de devoirs si substantiels qu'ils imposeront, pour les exécuter,
des pouvoirs, et par conséquent des instruments d'autorité supranationaux nécessairesà son exécution. Y compris la politique extérieure et la défense, car on
ne saurait posséder une monnaie commune et mener une politique économique
et commerciale unifiée, sans adopter, jour après jour, vers l'extérieur, des attitudes
politiques profondément engagées, qui exigent un haut degré de concertation.
Ainsi le schéma intellectuel du sommet de Paris est-il excellent, mais seules une
ces changements ; et c'est ici que la vraie question de Louis Armand, et toutes
celles de Monsieur Pedini, prennent la plénitude de leur sens. L'Europe a-t-elle
pris conscience de l'ampleur du défi de l'ère technique, et de l'immense effort
d'adaptation auquel elle est appelée ?
Tout ce que nous avons pu réaliser jusqu'ici, en mettant en commun juste
assez de décisions pour cueillir avidement les fruits de la croissance est bien dû
aux progrès des sciences et des techniques : ils ont rendu possibles des bonds en
avant qui ont accru la santé générale, allongé les vies, étendu les études, la sécurité
face aux aléas des existences individuelles, élargi le champ des loisirs et celui des
libertés de fait en multipliant les choix. Mais cette frénésie de progrès, de commodités
ne nous a-t-elle pas fait négliger des questions nouvelles, mais essentielles?
Vingt-cinq années de prospérité, et la croissance elle-même, posent des
problèmes fondamentaux auxquels il faudra aussi répondre, d'ici 1980, sous peine
de s'avancer sans but vers une grandeur sans objet, c'est-à-dire vers un mirage !
Pour donner un sens aux immenses efforts qu'imposeront l'exécution des décisions
acquises au sommet de Paris, un labeur parallèle sera nécessaire : l'Europe
doit préparer sa réponse originale aux défis de l'ère technique, et faire apparaître
clairement ses nouvelles raisons d'être.
Quels défis ?
I. Le premier sera d'apprendre à maîtriser les déficits individuels d'une ère
d'abondance et de liberté: celle-ci devrait ouvrir à chacun la possibilité de grandes
ambitions. N'est-il pas paradoxal qu'au contraire tant de citoyens se sentent démunis,
seuls, inemployés dans leurs facultés de création ?
Voici une société de production, avec sa division du travail et l'automation,
qui n'emploie qu'une partie réduite des facultés supérieures de la majorité des
travailleurs : elle laisse ainsi en jachère, ou décourage nombre d'initiatives, des
sources fécondes de diversité... Pendant le même temps, la société politique, avec
des cités et des collectivités de plus en plus grandes et uniformes, doit résoudre
des problèmes trop complexes pour que le citoyen y intervienne avec compétence:
d'où un second désintérêt par rapport à la vie sociale, et une nouvelle atrophie
de talents déjà inutilisés dans la vie professionnelle.
Dans cet isolement, les hommes et les femmes pourraient théoriquement opérer
des choix de vie personnelle beaucoup plus nombreux qu'auparavant et compenser
ainsi le vide de leur vie sociale ; mais là encore, ils sont bombardés par des « mass
media » tout-puissants, à objectif souvent commercial, créateurs de besoins artificiels,
médiocres, qui introduisent des attitudes grégaires, piétinent les jardins les
plus secrets et attaquent sans pudeur les domaines les plus réservés.
Au surplus, trop d'hommes ainsi manipulés, se sentant inutiles et peu considérés,
ne trouvent plus de points de référence auxquels ils puissent se rattacher
car des impératifs de morales traditionnelles leur apparaissent comme ceux de sociétés
construites pour d'autres temps ; ils n'y soumettent plus volontiers leurs
comportements journaliers. Alors ceux qui se sentent si peu responsables parce
que la société globale les considère si peu; sont tentés dans leur solitude : à défaut
d'échelles de valeurs, ils se guident à coup d'expériences, et ceci devient très sensible
dans les choix majeurs qui concernent la vie et son respect, qu'il s'agisse
d'avortement, d'euthanasie, de drogue, de liberté des moeurs ou de violence.
Cette critique devrait être sans doute nuancée ; elle ne reflète pas chaque aspect
de la situation européenne. Elle touche à l'éthique sociale qui dépasse le pouvoir
des gouvernants. Mais qui pourrait nier que ces constatations imposent au moins
une première question qui, celle-là, est politique : comment renforcer, en Europe,
la participation de chaque citoyen à une vie sociale mieux distribuée, de telle manière
que chacun s'y sente plus responsable ?
II. Un deuxième défi est celui des déséquilibres de la croissance. Ceuxci affectent
déjà les pays très développés et provoquent des situations insupportables pour
les régions de la Communauté les moins bien placées et les plus démunies. Toutes
ne bénéficient pas au même degré des avantages de la croissance, tandis que chacune
souffre de ses inconvénients ! Le test de la solidarité européenne sera fourni
lorsqu'une politique régionale, si bien décrite dans ses objectifs par le présent
livre, aura pris corps.
Mais comment affronter les déséquilibres plus profonds - parce que plus difficilesà corriger - entre la croissance européenne et la décroissance de la plupart des pays
en développement où, en réalité, l'exiguïté des marchés, les circonstances démographiques,
la médiocrité des santés, l'anarchie de la production et du commerce des
biens essentiels, l'absence de stimulants adéquats n'ont pas encore permis de briser
le cercle qui conduit aux enfers. C'est devant cette question essentielle du nouveléquilibre du monde que nous nous sommes toujours senti étroitement associé d'intention
et de volonté avec les gouvernements italiens, en regrettant que trop d'aspects
spécifiques et mercantiles de ces questions aient empêché l'Europe de prendre, là,
une nouvelle place dans la politique de solidarité mondiale.
III. Plus au fond, un troisième défi impose l'interrogation sur les limites de la
croissance. Doit-elle et peut-elle être continue ? Dans quelles limites ? C'est ici
que se posent les cinq questions du Club de Rome, parfaitement situées et auxquelles
l'Europe se doit de répondre, pour sa part. Vers où faut-il conduire, et à
quel rythme, notre société de mouvement ?
IV. Un quatrième défi est celui du nouveau pouvoir pour une société plus large
et profondément transformée. Ce sont les questions plus proprement politiques, que
cette fin d'année 1973 aura rendues plus « dramatiques » parce que, d'un seul coup,
ceux qui affectaient de croire, ou croyaient réellement, que la paix et la croissance
allaient de soi, auront été détrompés. Qui n'a pas ressenti les menaces pour la paix
mondiale, d'une guerre rallumée aux frontières de l'Europe, en Méditerranée ? Qui
n'a pas compris qu'une crise monétaire profonde, et maintenant une crise energetique
soudaine - à cause de notre imprévoyance - ressemblaient au grain de sable qui peut
perturber et arrêter un mécanisme économique complexe ?
A ce moment salutaire, une Europe plus consciente de ses fragilités devientelle
plus apte à comprendre les défis politiques de l'ère technique ? Où la nouvelle
réalité doit-elle tracer les cercles du pouvoir ? Comment ce pouvoir moderne doitilêtre fondé ? Comment provoquer l'engagement des citoyens européens ?
Oui, on peut se passer d'un véritable pouvoir européen, mais, alors, on se passera
aussi de l'Europe, et nombre de problèmes qui ont besoin de cette nouvelle
dimension se régleront sans nos peuples, et souvent contre eux. Il est évident
qu'une série de nos intérêts essentiels ressortissent désormais au pouvoir supranational
et européen ; d'autres demeurent nationaux; d'autres gagnent à être reportés
vers des entités plus petites que l'Etat et plus grandes que les cercles anciens
des décentralisations conçues en d'autres temps. Pourquoi ? La masse des matières
soumises à intervention de l'autorité n'a pas cessé de croître, les imbrications des
problèmes entre eux se sont intensifiées. Dès lors, pour chaque nouvelle mission,
et aussi pour les anciennes, doit se poser la question de savoir à quel échelon, le
plus adéquat, du pouvoir ces problèmes pourront être le mieux traités, en appelant
des unités nouvelles de conception ou d'exécution plus vastes ou plus circonscrites
que les Etats centralisés.
Problèmes de répartition, mais aussi de gérance. Qui va détenir le pouvoir
moderne et comment seront recrutés ceux qui auront à l'exercer ? Là aussi une
novation appelle un sérieux ajustement des méthodes conçues en d'autres temps.
Grâce à Dieu, personne dans l'Europe des Neuf ne met en question la démocratie
parlementaire comme fondement du pouvoir. Ce serait une forme de mort de
l'Europe. Mais cette démocratie doit être adéquate aux nouvelles fonctions du
pouvoir. Peut-on désigner les titulaires des responsabilités les plus hautes, parlementaires
et gouvernementales, de l'Europe sans tenir compte de l'importance
sans cesse accrue des tâches qui leur sont confiées ? N'appellent-elles pas accroissement
de compétence et garanties de stabilité suffisante ? Peut-on se satisfaire,
pour le gouvernement de l'Europe, de la fragilité des gouvernements nationaux,
du continuel va-et-vient des personnes ; pourra-t-on dégager une majorité et une
minorité responsables dans une Assemblée Européenne qui ne serait que l'addition
des élus d'un damier de plus en plus éparpillé des partis dans les neuf pays ?
Enfin, comment provoquer l'engagement quotidien des citoyens, les faire participerà la conception et à l'accomplissement d'objectifs si diffé- rents de ceux
qu'on pouvait concevoir il y a un quart de siècle ? Comment provoquer, à travers
les masses européennes, la vision claire du besoin d'unification, et comment résorber
les oppositions ?
L'échec du référendum européen en Norvège, son succès mitigé en France, la
résistance du parti travailliste en Grande-Bretagne sont autant d'avertissements
de ce que la création d'une Europe Unie par la voie du suffrage universel est une
aventure unique dans l'Histoire, mais qui exige le concours de tous ceux qui sontélecteurs parmi les deux cent cinquante millions d'Européens !
Voilà autant de questions posées à l'Europe, qui accompagnent et conditionnent
sa croissance ! Sans doute peut-on y donner plusieurs réponses, et finalement les Européens
auront-ils à choisir parmi elles. Mais nous avançons avec certitude qu'il reste
peu de temps, d'ici 1980, pour modeler une ou plusieurs philosophies politiques de
l'Europe et concevoir des projets assez cohérents, assez modernes. Je souhaite que,
continuant, dans une union des efforts qui nous a tant aidés jusqu'ici, sa propre action
et ses réflexions, l'auteur du présent livre puisse, au terme de la décennie, écrire un
nouvel ouvrage ; il couvrira, s'il plaît à Dieu, une période décisive de l'Histoire Européenne,
celle où nous aurons accepté les vrais défis de l'ère technique.
31 décembre 1973
Pierre HARMEL
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